Par Melmothia
Au Vème siècle, les Thraces, installés à l’aise puisque leur territoire couvre notre actuelle Bulgarie, Roumanie, Serbie, Macédoine, le nord de la Grèce et le nord-ouest de la Turquie, ont la surprise de voir débarquer des tribus slaves, qui s’installent dans leur belle et grande région, romaine depuis -46, au point de devenir majoritaires. Ceux-là se sont dépêchés de quitter leurs propres terres pour cause de Khasars [1]. Une deuxième vague arrive un siècle plus tard. Cette fois-ci ce sont des cavaliers turco-mongols venus des confins de la Volga qui débarquent en Mésie (Nord-est de la Bulgarie actuelle) et en grand nombre. Les nouveaux arrivants ne se contentent pas d’occuper un lopin de terre. Ils décident de prendre les choses en main et obligent l’empereur de Byzance (Constantin IV) à reconnaître en 681 un Etat slavo-bulgare. Et les Thraces me direz-vous ? Eh bien, ils n’en laisseront plus beaucoup dans le coin.
La Bulgarie sera le premier Etat slave créé en Europe. Pour fêter ça, quatre ans plus tard, ce beau monde se convertit au christianisme sous le règne de Boris Ier qui, en passant, récupère l’alphabet cyrillique qu’il refilera plus tard à la Russie. Tout va bien pour cette nation débutante jusqu’en 972 où Byzance agacée par sa prospérité, profite que le souverain regarde ailleurs pour la soumettre, même si dans les faits, la Bulgarie reste relativement autonome. Lorsque Constantinople est pillée en 1204, nos slaves en profitent pour recouvrer discrètement leur indépendance. Au XIIIème siècle émerge donc un second royaume bulgare, sonnez trompettes !… qui ne dure que le temps d’être envahi par les Tatares vers 1240, puis incorporé au XIVème siècle dans l’Empire ottoman. Et voilà, il ne fallait pas se faire remarquer. La Bulgarie ne ressortira la tête qu’au début du XIX siècle après 5 siècles de domination ottomane. Pourquoi est-ce que je vous parle de la Bulgarie ? Eh bien parce que c’est là que poussent les bogomiles. Non, madame, ce n’est pas une spécialité laitière, c’est une hérésie. Si elle est peu connue du grand public, c’est davantage le cas de son possible enfant spirituel, le catharisme.
Cette doctrine commence à se propager vers le milieu du Xème siècle, sous l’initiative d’un prêtre bulgare du nom de Bogomil. Ils partagent avec les chrétiens l’idée d’un Dieu sympatoche, créateur du monde céleste, mais leur conception dualiste admet l’existence d’une force adverse: Samael, Satanael ou Satan selon le p’tit nom qu’on veut lui donner. Dans la cosmogonie bogomile, bien que dans un premier temps il se soit pris une divine branlée, Satan est le créateur du monde visible et de tout ce qui s’y trouve. Il essaie aussi de créer l’homme, mais ne réussit pas à le pourvoir d’une âme, et se voit obligé de recourir à l’aide de Dieu, qui de façon plutôt incompréhensible, accède à sa demande. Voilà pour la création de l’univers. Le monde terrestre est donc le royaume du mal soumis au pouvoir de Satan & le culte de l’Eglise étant matériel, il vient aussi de Satan – Ou comment se faire des amis dans le clergé. Le baptême n’est que « de l’eau et de l’huile ». Le pain et le vin de l’eucharistie ne sont que de la nourriture. La croix est un objet de bois qui devrait être détesté en raison du supplice du Christ. D’ailleurs Jésus n’a jamais été « incarné », il est né de Marie et mort sur la croix seulement en apparence. On reconnaît là les influences docétistes, ces hérétiques proches des gnostiques, qui affirmaient que le corps physique de Jésus n’était qu’une illusion, car la matière étant par essence mauvaise, Dieu ne se serait jamais incarné. Enfin, les prédicateurs bogomiles ne croient pas en la résurrection des corps, mais uniquement à l’immortalité de l’âme.
Leur doctrine sera couchée par écrit dans l’apocryphe bogomile l’Evangile de Jean, ou Livre secret, probablement composé originellement en bulgare, bien que ne nous soient parvenues que des versions latines. A présent je laisse la parole à Dimitar Angelov qui a l’air de bien s’y connaître, mais comme il est très bavard, je condense un peu :
« Il faut noter aussi les deux principales tendances, absolue et modérée, du dualisme bogomile. Selon les dualistes absolus, le principe du Bien et le principe du Mal sont deux forces égales coexistantes de toute éternité, dont la lutte doit durer sans fin dans le temps sans qu’il y ait de vainqueur. La tendance « modérée », elle, est guidée par l’idée que le Mal est apparu plus tard, c’est-à-dire que le Bien, qui l’a précédé dans le temps, finira par s’imposer comme puissance unique. Docétisme, spiritualisme, ascétisme et humanisme évangélique sont les quatre caractéristiques primordiales des Bogomiles, dans leurs théories et dans la pratique de la vie qu’ils prônent et qu’ils suivent » [2].
Le bogomilisme se propage dans l’Etat bulgare pendant à peu près cinq siècles, jusqu’à la conquête ottomane. Durant la période où la Bulgarie se trouve sous domination byzantine, il devient naturellement le symbole de l’identité bulgare et de la résistance du peuple aux envahisseurs. On ne casse désormais plus du prêtre dans les assemblées bogomiles mais du bourgeois byzantin. Puis au XIVe siècle, le pays libéré du joug de ses voisins, le bogomilisme reprend ses attaques contre l’Eglise. Pour mettre un terme à l’hérésie, deux conciles se succèderont, en 1350 puis en 1360. Malgré les persécutions, le bogomilisme continue à se répandre, jusqu’à la fin de l’Etat bulgare, envahi par les Turcs en 1396. Certains néanmoins fuient le pays pour s’exiler, notamment vers le Sud-Ouest français où le mouvement aurait donné naissance ou alimenté, une autre hérésie : le catharisme.
Si vous avez un jour l’occasion de faire du tourisme en Bulgarie, vous risquez de croiser à tous les coins de cimetière des stecci (singulier : stecak), un type de monument funéraire datant du XIV-XVème siècles très répandu dans ces contrées. On les reconnaît facilement, dessus y’a un bonhomme qui fait « coucou je suis mort » :
On les a longtemps attribués aux bogomiles mais cette appartenance est de plus en plus discutée, d’autant que la propagande politique semble s’en être mêlée : « Depuis l’occupation austro-hongroise de Bosnie-Herzégovine en 1878, ces pierres tombales sont abusées dans les buts politiques, pour exclure les territoires où elles se trouvent du corps national serbe. Sans preuve valable, elles étaient attribuées aux “bogomiles”, historiquement et archéologiquement insaisissables, et sont devenues la pierre de fondement dans la formation de la soi-disant nation “bosniaque” ou “musulmane” » [3]. Les stecci seraient en réalité pur jus orthodoxe plutôt que bogomile ainsi qu’on l’a amplement cru, ce qui n’ôte rien à leur charme mais incite comme souvent à être prudent en inférences.
Melmothia 2007
[1] Peuple nomade d’Asie centrale, les Khazars fondent en 650 un royaume au nord du Caucase. Le peuple se convertit en masse au judaïsme au IXème siècle et étend considérablement son empire.
[2] « Le bogomilisme, envergure bulgare et européenne », par le Dr Dimitar Angelov, sur le site Bogomilism.
[3] « Rapport envers les monuments serbes à Konavli, par Dorde Capin » (Traduit du serbe par Marina Mirovic), sur le site Projekat Rastko.